Chroniques de l'urbanocène #5. L'urbanocène ou la planète des villes
Trop pressé hier matin j'ai envoyé le Numéro 5 vide... Désolé pour l'erreur. Merci à celles et ceux qui me l'ont signalée. Voici une meilleure version pour vous dire pourquoi j'en suis arrivé à ces "Chroniques de l'urbanocène" et pourquoi le sujet me paraît essentiel. Bien à vous.
L’urbanocène ou la planète des villes
Curieux par nature, jamais satisfait par l’état du monde, je me suis mis tôt en quête de ce qui pouvait le changer. Presque par hasard j’ai débuté comme journaliste à Saigon durant l’offensive du Têt en 1968. En mai, j’étais à Paris, en août à Prague. De quoi se poser des questions.
Je me suis donc mis en tête de comprendre révolutions et révolutionnaires qui disaient vouloir changer le monde : Tchécoslovaquie, Cuba, puis Iran, Cuba, Chili, Portugal, Nicaragua, entre autres, histoire de voir comment ils s’y prenaient. Jusqu’au jour où, quelques désillusions plus tard, j’ai réalisé - au début des années 90 - que les technologies de l’information et de la communication ouvraient de nouvelles perspectives de changements, pas moins profonds, mais plutôt moins violents.
En 1996 je me suis installé à Berkeley, au bord de la Baie de San Francisco, juste en face de Silicon Valley. En 2011, après 15 ans passés à scruter ce que concoctaient des geeks coincés derrière leurs écrans géants, je suis parti faire un tour du monde de l’innovation pour voir ce qui se préparait ailleurs. J’y ai rencontré, à peu près partout, des geeks plus conscients de la situation des gens qui les entouraient, mais qui tendaient, eux aussi, à rester collés à leurs écrans. Il me faudra encore quelques années pour comprendre que c’était dans le cadre de la transformation urbaine que geeks et citoyens avaient le plus de chance d’échanger, d’oeuvrer ensemble à une utilisation des TIC ouverte sur nos vrais problèmes.
J’en ai tiré deux livres : L’avenir de l’innovation, chroniques digitales d’un tour du monde et Voyage dans les villes intelligentes, entre datapolis et participolis (tous les deux téléchargeables gratuitement) dans lequel je me suis appliqué à poser le problème de la “smart city” de façon équilibrée, en affirmant que nous avions besoin de toutes les intelligences, celles des citoyens comme celles des algorithmes.
Mais les geeks dépendent des énormes compagnies qui les emploient et leurs imposent des orientations dont la préoccupation essentielle n’est ni sociale ni environnementale. Et l’approche par la technologie se heurte vite à un mur.
Restait à travailler sur les villes… avec seulement 6.000 ans de retard. Avec ou sans TIC elles sont ce que l’humanité a fait de plus intelligent et revêtent aujourd’hui une dimension nouvelle car elles sont au coeur des défis les plus importants qui se posent à nous :
Nous savons tous qu’en 2050 70% des humains habiteront dans des villes. J’ai, pour ma part, le plus grand mal à réaliser que cela se traduit concrètement par l’urbanisation, chaque semaine, d’1,5 millions d’humains - plus encore que la métropole de Lyon (1,4 million d’habitants) -, tous les sept jours. Dit autrement : chaque jour, 200,000 nouveaux venus pénètrent dans des villes qui sont tenues de les accueillir.
C’est dans les villes que se concentrent les sources de contamination et de pollution les plus importantes. Mais c’est aussi sur les villes qu’il faut agir si l’on veut être efficace. Formés à comprendre qu’elles sont le problème principal, nous avons du mal à concevoir qu’aucune solution ne peut réussir hors de progrès radicaux dans l’empreinte carbone des villes.
L’aggravation de deux types d’inégalités économiques et sociales :
C’est dans les villes qu’on trouve les différences les plus écrasantes sur les distances les plus courtes. Les plus riches y établissent toujours un ou plusieurs de leurs domiciles, à quelques jets de pierre des bidonvilles les plus insalubres dans lesquels vivent près de 2 milliards d’humains.
Les villes sont mieux servies que les territoires qui les entourent et qui tendent à se vider alors qu’elles ne cessent de grandir et de croître.
L’affaiblissement et la remise en cause - que ce soit par les armes ou les référendums - des États-Nations et de leurs frontières, et la crise du politique et de la démocratie représentative qui l’accompagne.
C’est pour ces raisons, et pour beaucoup d’autres, qu’un ancien maire de Denver dans le Colorado a pu déclarer « le XIXe a été le siècle des empires, le XXe celui des Etats nations. Le XXIe siècle sera celui des villes ». Joli mais insuffisant.
Au moins deux auteurs sont allés plus loin.
Le premier, chronologiquement, semble être l’architecte Jean Haëtjens qui dans son livre Éco-urbanisme a lancé le terme “Urbanocène” dont il nous dit : “s’il est vrai que la planète terre est entrée dans un nouvel âge de son histoire nommé anthropocène, celui-ci pourrait aussi bien être qualifié d’urbanocène, tant le rôle des villes y sera déterminant”.
Le second est Geoffrey West. Physicien, il a été le directeur de l’Institut de Santa Fe, pôle du développement des sciences de la complexité. Dans son ivre Scale il explique qu’il “préfère réserver le terme anthropocène à une période remontant à plusieurs milliers d’années quand nous avons commencé à diverger de façon significative et cesser d’être biologiques avant tout, pour devenir sociaux [et] passer de l’anthropocène pur à ce que nous pourrions considérer comme une autre époque caractérisée par la montée exponentielle des villes qui dominent aujourd’hui la planète”. C’est pour désigner ce moment “beaucoup plus court et plus intense qui a commencé avec la révolution industrielle [qu’il] introduit et suggère le terme “urbanocène”.
Ça tient au fait que plus les villes sont grandes plus elles sont efficaces. Selon West, à toute époque, partout dans le mode, quand la population d’une agglomération double, elle n’a besoin que de 85% d’infrastructures supplémentaires pour assurer les mêmes services.
On ne se surprendra pas, dès lors, d’entendre Haëtjens estimer que “si l'on est 8 ou 10 milliards d'humains, vivre ensemble dans un espace assez dense et bien équipé n'est pas la façon la plus absurde d'occuper la terre.”
L’humanité a donc trouvé un truc pas trop con qui marche depuis 6.000 ans. N’est-il pas temps de l'aborder dans ses détails comme sur le fond, de l'utiliser comme la plus puissante ressource à notre disposition ?
En quelques liens…
Vous vous demandez ce que veulent dire les chiffres que je viens de donner. Prenons une référence simple.
Le chiffre d’1,5 millions en plus chaque semaine est courant. Voici ce qu’en dit Price-Waterhouse-Coopers.
Ecology Today compte 360.000 naissances et 150.000 décès par jour. La population augmenterait donc de 210.000 par jour.
Pour Worldometers la population mondiale a augmenté, le lundi 28 janvier, de 223.000 personnes.
Le nombre de megacities (plus de 10 millions d’habitants) devraient doubler d’ici 2040 mais se stabiliser par la suite.
Il est en fait très difficile de dire ce qui est vraiment “urbain”. Disons, en tous cas, que les chiffres varient considérablement. Des chercheurs européens estiment, par exemple, que 84% de la population mondiale est déjà urbanisée. Cela tient beaucoup à ce que l’on entend par ville, municipalité, agglomération ou système urbain (l’approche que je préfère, car vivante, mais la plus difficile à mesurer).
Rien à voir mais…
Le fondateur des rencontres de Davos a lancé les rencontres de cette année en disant que “la globalisation 4.0 [je ne sais pas comment il fait ses comptes] doit accorder plus de place aux humains”. Applaudissements.
“«À certains égards, nous sommes maintenant dans une bataille entre les robots et l'humanité. Nous ne voulons pas devenir des esclaves de la nouvelle technologie”. Applaudissements.
Mais.. les participants pouvaient-il se faire préparer et servir un café par un robot au prix d’un emploi (temporaire) de moins pour les locaux.
Tout ça c’était pour rigoler comme l’illustre cet article du New York Times dont le journaliste Kevin Roose nous prévient d’entrée de jeu : “Ils ne l'admettront jamais en public, mais beaucoup de vos patrons veulent des machines pour vous remplacer le plus tôt possible”. Et ils ne cessent d’en parler quand ils se croient seuls.
Un sourire pour terminer : les Japonais ont développé un art délicieux de la gestion des flux humains sur les quais de leurs gares avec gants blancs et sourires. Fermeté bien sûr. Incitations douces et même des lumières bleues pour mettre de bonne humeur et dissuader les plus désespérés de se suicider.
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