Chroniques de l'urbanocène #6. Scale de Geoffrey West
Bonjour,
Trois questions pour commencer (je vous dirai plus bas qui les pose) :
Une dame qui pèse deux fois plus que son berger allemand a-t-elle besoin de manger deux fois plus ?
Une ville qui serait deux fois plus grande qu’une autre a-t-elle besoin de deux fois plus de pompes à essence ?
Le nombre de restaurants y serait-il le double ?
Pour mieux agir
Il ne fallait surtout pas répondre “oui” à aucune des trois. Quand on compare deux mammifères dont l’un est deux fois plus lourd que l’autre il n’a besoin que de 75% de nourriture (c’est à dire d’énergie) en plus pour agir et survivre. Dans le cas des villes il suffit de 85% d’infrastructures additionnelles mais le nombre de lieux sociaux (comme les restaurants ou les cinémas) serait de 115% supérieur.
Curieux, non ? Ces trouvailles aident à mieux comprendre pourquoi nous nous sommes chaque jour plus nombreux, en milieu urbain.
Y a-t-il une raison à cela ? Une façon de l’expliquer ?
Scaling
Il semble que oui et qu’on assiste à l’émergence d’une authentique discipline scientifique susceptible de nous aider. C’est en tous cas ce qu’explique Geoffrey West dans un livre difficile mais essentiel (dont je regrette qu’apparemment aucun de nos éditeurs n’envisage de le traduire en français) : Scale: The Universal Laws of Growth, Innovation, Sustainability and the Pace of Life in Organisms, Cities, Economies, and Companies” (Penguin).
Spécialiste de physique théorique, West travaille depuis 1997 sur les systèmes complexes dans le cadre de l’Institut de Santa Fe dont il a été le directeur. Son travail transdisciplinaire lui a permis de trouver des points communs qui vont des cellules vivantes aux organismes complexes comme les entreprises et les villes. Il les attribue aux réseaux qui assurent la transmission d’énergie et sont le motif (pattern) que l’on retrouve à tous les niveaux du vivant comme me l’a dit le biologiste Fritjof Capra.
Pour West, leur fonctionnement explique que, quand un organisme biologique double de taille, son métabolisme (sa façon de transformer l’énergie pour fonctionner et survivre) ne double pas. Le passage à l’échelle (scaling), nous explique-t-il, se fait de façon sublinéaire. A chaque fois, l’économie réalisée est de l’ordre de 25% en moyenne. Et c’est considérable.
Réseaux
Albert-László Barabási, un des fondateurs de la théorie des réseaux, et la personne qui pose les questions évoquées plus haut, explique dans sa critique du livre de West que : “les systèmes complexes, des cellules aux villes, exigent des réseaux qu’ils garantissent que chaque composante a accès aux ressources nécessaires”.
Le tout repose sur des observations faites par des chercheurs appartenant à différentes disciplines et travaillant à différents niveaux de la biologie comme de la société. L’idée centrale - évoquée dans le titre même du livre “Scale” - est que dans le vivant les proportions n’évoluent pas toujours en parallèle (isométrie). Chaque fois qu’il d’agit de systèmes complexes elles évoluent de façon allométrique, c’est à dire non-linéaire, comme l’expliquent les proportions indiquées plus haut.
Il y a donc une sorte de principe d’universalité que l’on retrouve chez tous les organismes vivants et notamment dans les villes où, m’a expliqué West dans un entretien qui paraîtra bientôt dans ma rubrique Citynnovation sur le site LeMonde.fr, “il se divise en deux classes interconnectées. La première, qui concerne l’infrastructure (transports, routes, constructions) ressemble plus à la biologie et passe à l’échelle dans toutes les villes. La seule différence est qu’au lieu d’un quart, l’économie d’échelle est de 15%. […] C’est une économie fantastique. En ce sens, Paris est donc beaucoup plus efficace qu’Avignon. Curieusement, cela se répète à travers le monde : tous les systèmes urbains présentent le même phénomène d’échelle.
Grande surprise
“Le plus grande surprise est venue quand nous nous sommes penchés sur les quantités propres aux comportements sociaux qui n’existaient pas avant que nous ne devenions des systèmes collectifs centrés sur la formation des villes il y a 10.000 ans. Pour notre plus grand bonheur nous avons découvert un passage à l’échelle surlinéaire. Si vous doublez la taille d’une ville vous découvrez qu’au lieu d’avoir deux fois plus de brevets vous en aurez deux fois plus + 15%. Cela vaut pour salaires, innovations, nombres de restaurants, d’institutions éducatives, de crimes, de maladies. Nous avons les données”.
Fasciné, vous l’avez compris, par le travail de West, je suis convaincu qu’il peut nous aider à mieux comprendre la dynamique des villes. Prenons un exemple : un éventuel retour à la campagne n’est pas la meilleure façon de contribuer à réduire le rôle joué par les humains dans le réchauffement climatique pour la simple raison que plus les villes sont grandes moins chacun de leurs habitants contribue à la production de CO2. West n’hésite pas à dire que New York est la ville la plus verte des États-Unis… par tête d’habitant. Nous devrions peut-être y réfléchir quand nous luttons contre la métropolisation… ce qui n’est pas une raison (comme je le montre dans les liens ci-dessous), pour ne pas travailler sur ses effets négatifs.
Flux d’informations
Une bonne partie de la démonstration de West repose sur le passage à l’échelle sublinéaire des structures physiques des villes à mesure qu’elles grandissent alors que tout ce qui touche à leurs dimensions sociales se fait de surlinéaire. Or “Le flux d’informations dans les organisations sociales a autant d’importance que le flux de matière, d’énergie et de ressources”. Ce qui le conduit à dire, et même à démontrer, que “la véritable essence de la ville c’est les gens [alors que politiciens économistes et urbanistes] se concentrent essentiellement sur [leur] dimension physique plus que sur leurs habitants et la façon dont ils interagissent”.
C’est ainsi que West peut affirmer : “nous vivons à l’âge de l’urbanocène et, globalement, le destin de nos villes est le destin de la planète”. Une invitation à voir le futur en termes de défis à relever et donc une direction pour l’action. Nous sommes tenus de sauver la planète. Ça passe d’abord par les villes.
En quelques liens…
Des études récentes publiées aux États-Unis montrent que la métropolisation s’accompagne de très sérieux problèmes concernant l’emploi.
La robotisation ne contribue pas à la création d’autant d’emplois que prévu et même Lawrence Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, commence à se demander si le développement technologique n’a pas un effet négatif sur le marché du travail, contrairement à ce que prétend Silicon Valley. Le nombre d’emplois très productifs (grâce aux technologies) a diminué depuis 30 ans alors qu’il augmente dans les secteurs tels que santé, restauration ou la gestion d’immeubles.
David Autor, qui enseigne l’économie au M.I.T., montre, pour sa part, que les emplois ont diminué dans tous les secteurs ayant tenté d’augmenter la productivité grâce à la technologie.
Et tout cela concerne les villes.
Le même Autor explique, en effet, que ceux qui ne bénéficient pas des compétences les plus élevées n’ont plus intérêt à chercher du travail dans les grandes villes. Les agglomérations de taille moyenne leur proposent des emplois comparables avec des coûts de logement bien moindres.
Dans Le Monde, l’ingénieur et sociologue Pierre Veltz explique pourquoi « Il faut développer les complémentarités entre les grandes villes et le reste du territoire ».
Impossible aussi d’ignorer l’existence de “villes rétrécissantes”, notamment à l’est de l’Europe mais pas seulement. Les appeler “villes phénix” ne changera rien à l’affaire.
Parlons, pensons cash. On avance mieux.
Rien à voir mais…
Surprenant : trouvez de combien de degrés la température de votre ville a augmenté au cours des dernières années.
J’aime aussi les photos.
Carnets urbains des dessinateurs du Guardian/cities. Kyoto, Valparaiso, Rome etc.
Les meilleures et superbes photos 2018 (presque toutes urbaines) de Wikipedia.
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