Imaginer nos futurs avant de les créer ≈022
IA 2042, Dix scénarios pour notre futur est un livre écrit par deux Chinois très américains qui, alternant explications simples et fictions, stimulent en même temps nos façons de sentir et de penser.
Pourquoi lire des livres sur l’intelligence artificielle écrits avant l’apparition de ChatGPT ? Ils sont légions et, après les avoir écartés parce que nécessairement dépassés, j’ai fini par les trouver utiles pour me faire une idée des transformations de fond à l’abri de l’écume de l’actualité. Nous oublions trop facilement que l’intelligence artificielle est une vieille histoire, un très vieux rêve.
Commençons par un texte écrit par deux Chinois très américains dont la première caractéristique séduisante est de mélanger explications et fictions, d’imaginer ce que sera notre vie avec IA dans une vingtaine d’années et de nous dire pourquoi et comment de façon compréhensible. Stimulante démarche qui fait appel à nos doutes, joue sur plusieurs niveaux de nos façons d’être, de sentir et de penser.
Publié en 2021 sous le titre 2041: Ten Visions For Our Future, le texte, sorti l’année suivante en français s’intitule IA 2042 : Dix scénarios pour notre futur. L’éditeur a voulu préserver les 20 ans nous séparant de la réalité envisagée, mais en traduisant « vision » par « scénario » il a escamoté le côté fiction manifestement essentiel pour Kai Fu Lee, prodige mathématique, homme d'affaires passé par Apple Microsoft et Google, et pour Chen Qiufan, de vingt ans son cadet, auteur de romans à succès et président de l'Association mondiale de science-fiction chinoise.
Apprendre à les imaginer
« Pour chaque futur que nous désirons créer nous devons d’abord apprendre à l’imaginer » écrit Chen Qiufan l’auteur des nouvelles qu’il conçoit plus comme de la « fiction scientifique » que de la scifi traditionnelle. Quelle belle idée que celle consistant à demander aux savants d’imaginer ce que pourrait donner la réalisation de l’invention à laquelle ils travaillent. Et si Oppenheimer s’était livré à cet exercice ?
Une des dynamiques les plus riches du livre tient au fait qu’à l’intérieur d’une vision optimiste de l’impact de l’IA, les récits de Qiufan sont volontiers dystopiques, par conviction mais aussi, explique-t-il, parce qu’ils ont besoin d’un minimum de tension pour maintenir notre attention. Ça marche.
On le voit particulièrement dans l’histoire de jumeaux qui, adoptés par des parents différents, prennent des chemins opposés, l’un bien moins sympathique que l’autre. Mais ils ont tous les deux, c’est la règle pour les adoptions, des coach IA qui après avoir contribué à leurs divergences décident de les rapprocher. On y voit comment l’intelligence artificielle pourrait aider sous forme de tuteur, coach ou professeur sans pouvoir s’empêcher de frémir à l’idée qu’elle puisse nous mener où elle veut. Une excellente occasion de réfléchir à ce futur possible, à la nécessité d’encadrer la technologie d’une façon telle que nous en gardions toujours le contrôle.
Chaque nouvelle est suivie d’un commentaire de Lee qui nous explique, ici, que « Contrairement aux enseignants humains, qui doivent prendre en compte l'ensemble de la classe, un enseignant virtuel peut accorder une attention particulière à chaque élève, qu'il s'agisse de résoudre des problèmes de prononciation spécifiques, de s'exercer à la multiplication ou de rédiger des dissertations. » Pendant ce temps les professeurs de toujours seront libre de « stimuler l'esprit critique, la créativité, l'empathie et le travail d'équipe des élèves. »
Deep fakes, masques et complots politiques
Sise au Kenya à l’ombre de l’immense musicien populaire Fela Kuti (écoutez le si vous ne le connaissez pas encore) « Derrière les masques » est l’aventure d’Amaka créateur de vidéos dont les images, entièrement fabriquées, sont impossibles à distinguer de celles de la réalité. Elle est l’occasion pour Lee de nous donner toutes les informations dont nous avons besoin pour comprendre ce qu’il est convenu d’appeler « vision artificielle », « la sous-branche de l'IA qui se concentre sur le problème de l'apprentissage de la vision par les ordinateurs. Le mot "voir" ne signifie pas seulement l'acquisition d'une vidéo ou d'une image, mais aussi le fait de donner un sens à ce que voit un ordinateur. »
Tout ce qui est digital pourra être déformé, y compris ce qui sera présenté comme preuve devant un tribunal. Les techniques connues pour y faire face risquent d’avoir toujours un algorithme de retard. Mais, cet optimiste propose une solution qui consisterait, dans bien plus que 20 ans, à certifier toutes les images et tous les sons grâce à la blockchain qui garantit qu’un original n’a jamais été altéré.
Lee ne croit pas à l’intelligence artificielle générale pour les années qui viennent mais semble convaincu que nos rues seront encombrées de voitures autonomes (regardez la vidéo d’Elon Musk plus bas).
Basés à Beijing, Lee et Chen s’abstiennent d’aborder l’utilisation de l’IA en Chine. Vous ne trouverez rien sur le sujet. Vous aurez, par contre, accès à une approche des problèmes par deux auteurs qui, vivant à cheval entre les deux mondes, connaissent parfaitement les deux sociétés, les deux façons d’aborder les technologies.
Fictions sises dans différents pays d’un côté, explications techniques compréhensibles de l’autre, nous permettent de nous interroger plus précisément sur les apports et les dangers de l’IA, sur ce que nous pouvons en faire et ce dont nous devons nous méfier.
Autonomie et vie privée risquent d’en pâtir, mais nous avons conçu et mis au point tout « ça ». A nous de les gérer maintenant. La Fontaine aurait pu dire « vous avez inventé tout l’été, adaptez-vous maintenant ». A condition d’ajouter qu’il ne s’agit pas d’accepter n’importe quoi et qu’il faut toujours lutter pour que l’adaptation, inévitable, soit aussi humaine, juste et supportable que possible.
Autres points de vue
En anglais et gratuit (si vous y avez recours épisodiquement)
- What will A.I. make possible by 2041? Kai-fu Lee has somme thoughts
- Long entretien avec Kai Fu Lee sur YouTube
Usbek&Rica « IA 2042 » : éloge made in china du potentiel de l’intelligence artificielle
Concret : Elon Musk « pas au volant » d’une Tesla entièrement pilotée par l’IA
La vidéo dure 45 minutes, mais pour curieux et perplexes elle vaut la peine… en tous cas pour les 15 premières que j’ai regardées. On y entend Elon Musk commenter sa dernière version de la voiture autonome - entièrement pilotée par l’IA - alors qu’il teste le produit au sortir du siège de sa compagnie dans une ville très calme un samedi matin :
« Aucune ligne de code ne lui a dit ce qu’était un ralentisseur, ni comment éviter les cyclistes, elle fait seulement ce que les gens font. »
« Elle a appris à lire les signaux sans qu’on lui ai jamais enseigné comment le faire. Nous ne lui avons pas dit de s’arrêter aux stops, quand laisser passer les autres voitures. Rien. »
Ils arrivent devant un rond point. La Tesla laisse passer deux voitures et prend la bonne direction. « Nous ne lui avons pas appris le concept de rond point. Nous lui avons seulement donné beaucoup de vidéos. »
Impressionnant et habile puisqu’il doit passer dans moins de trois semaines devant un tribunal californien chargé de trancher sur sa responsabilité dans un accident mortel survenu en 2019 du fait d’une erreur du pilotage automatique d’une de ses voitures vendue comme « autonome ».