Inconnaissable et transformatrice ? ≈011
Bonjour,
Les pros de l’intelligence artificielle ont fait d’un monstre gélatineux couvert d’yeux et de tentacules, leur image fétiche. Hantant leurs réseaux sociaux, elle semble représenter l’étrange plus que le redoutable. Un petit détour par leur inconscient va nous aider à comprendre comment mieux nous adapter.
La piste commence par un sticker viral représentant deux pieuvres inquiétantes mais dont l’une est dotée d’un smiley souriant. Le nom sous lequel ces desseins circulent - shoggoth - vient d’un récit d’H.P. Lovecrat, auteur de science fiction du début du XXème. Leur juxtaposition semble symboliser la situation de ces entrepreneurs, leurs craintes comme leurs espoirs. Mais, attention, nous traduisons souvent le mot anglais « octopus » qui veut dire « poulpe » par « pieuvre », histoire d’impressionner un peu plus.
J’en trouve une première référence dans les Travailleurs de la mer (1860) de Victor Hugo. Un superbe roman mélancolique écrit à Guernesey où l’auteur se trouvait en exil et qu’il voyait comme son « tombeau probable ».
Pratiquement à la même époque (1860-1870), Verne fait intervenir, dans Vingt mille lieues sous les mers, le même animal, mais capable de « sentience » - comme certains commencent à en voir dans l’IA - contre le Nautilus du capitaine Nemo… ingénieur de génie aux commandes d’un engin technologiquement très en avance sur son temps. Rassurez-vous, je ne m’éloigne pas une seconde de mon sujet.
Shoggoth
Revenons donc à ces pros de l’IA et à leur sticker.
@tetraspaceWest, le compte Twitter d’où est partie l’image, explique à Kevin Roose du New York Times que « le Shoggoth représente quelque chose qui pense d'une manière que les humains ne comprennent pas. » Ce n'est pas le côté monstrueux qui importe, mais le fait que sa vraie nature semble « inconnaissable ». Et pas de quoi s’affoler puisque l’autre Shoggoth est orné d’un smiley plus optimiste et surmonté de lettres indiquant aux spécialistes des processus susceptibles de réduire les risques de certains modèles d’intelligence artificielle.
Ils ne désespèrent donc pas.
Flexible et ondulant, le poulpe s’adapte à merveille au paysage sous-marin dans lequel il évolue et s’affuble parfois de coquillages pour échapper aux prédateurs ou tromper ses propres proies face auxquelles il est capable d’authentiques stratégies de ruses.
Quel que soit son nom, l’animal hante nos imaginaires. Kraken dans les pays nordiques, il devient un esprit bienveillant au Japon où sa capacité de régénérer un tentacule coupé est signe de bonne santé voir de longévité. En Sicile, c’est le nom de la Mafia.
Le poulpe commun fait partie de ces animaux marins, ou à peine sortis de l’eau, par lesquels de nombreuses cultures représentent, depuis des millénaires, les premières formes de vie. On le retrouve, avec ses cousins éloignés, - crocodiles et tortues, entre autres - dans un grand nombre de mythes fondationnels de civilisations qui vont des Chinois aux Mayas en passant par les Polynésiens (pour lesquels il représente les liens entre leur îles).
Mi-liquide mi-solide… il rappelle le mi-humain mi-machines de l’IA dans nos esprits.
La communauté des startuppers
Cela ne nous dit pas pourquoi elle s’est imposée comme animal fétiche des startuppers de la Silicon Valley. Ambivalence et incertitude sont leur lot. Dans ce domaine de l’intelligence artificielle, en particulier, même ceux qui réussissent auront du mal à échapper à une sorte de « pacte faustien » avec les géants qui, seuls, disposent des ressources pour s’imposer, nous explique Yiren Lu, auteure et ingénieure de software.
Plus simplement, si l’on en croit l’un des personnages cités, ils ressentent une sorte de malaise, voir d’étrange « chagrin » quand ils réalisent qu’ils créent des technologies dont le premier impact est de réduire la valeur de leurs compétences et risque de les rendre moins nécessaires. « Après avoir bouleversé (disrupted) d’autres secteurs pendant des années, la Silicon Valley s'est elle-même bouleversée, » conclue Lu.
Ils ne croient pas non plus à la prétendue dimension « humaine » de l’IA comme voudrait nous faire croire le terme « intelligence ». Il est bien plus probable » explique un jeune ingénieur « que la nouvelle réalité « soit comme un reptile, dans la mesure où il a ses instincts. Mais nous ne pouvons pas comprendre ce qui se passe à l'intérieur de son cerveau ni écouter ses véritables pensées. »
D’où la référence au shoggoth inexistant ou au poulpe, mi-liquide, mi-solide, ambivalents par excellence. Étranges. Inconnaissables.
L’inconscient des startuppers nous serait-il plus utile que les formules publicitaires des grands patrons et leurs « hallucinations », comme nous l’avons vu la semaine dernière ?
Inconnaissable et transformatrice
Quand on s’intéresse à l’IA, la nature ambivalente et adaptative du poulpe fait penser aux cyborgs, être hybrides eux aussi mais, cette fois, mi-machine intelligente (« cyb » de cyber), mi-humain ou, en tous cas organique (« org »). Utilisé d'abord dans les récits de science fiction, le terme est devenu une façon commode de parler des êtres augmentés, voir améliorés que nous sommes avec nos multiples prothèses : lunettes, appareils auditifs ou pacemakers, amplifiés par nos smartphones, montres électroniques et autres casques de réalité virtuelle.
Pas de drame explique le psychanalyste Frédéric Tordo dans son livre Moi-Cyborg. Il y voit une évolution positive à l’instar d’une pieuvre qui change de propriétés au gré des circonstances. Il s’agit d’adaptabilité. Ce qu’il faut comprendre, explique sa collègue Aleksandra Pitteri, c’est que « Nous créons les objets et l’utilisation de ces objets nous transforment. »
C’est ce que paraît signifier le recours à l’image du shoggoth et à celle du poulpe. Inconnaissables et transformateurs ils sont d’abord adaptatifs. L’intelligence artificielle peut certes faire peur. Mais au lieu de créer le monde complexe dans lequel nous vivons, elle permet de mieux s’y adapter… en nous transformant.
Vertigineuse aventure…
La sagesse de la pieuvre (My Octopus Teacher) - Vous doutez ? Super. Regardez donc ce documentaire (consacré par un Oscar en 2021) sur la vie d’une poulpe tendre et intelligente à la fois, capable de véritables stratégies pour tromper un requin ou gober un homard. Il faut dire qu’elle vivait tout près de ce que les Portugais avaient baptisé d’abord Cap « des tempêtes », puis de « Bonne espérance ».