Question de la semaine : Comment situer les technologies (et l’intelligence artificielle) dans l’histoire du vivant ? Pour y répondre je vous propose une approche qui situe l’apparition de nos outils comme naturelle et soumise aux lois de l’évolution : l’émergence de propriétés nouvelles et le processus de sélection. Les resituer dans ce contexte permet de mieux les utiliser. Un appel à modifier notre façon d’aborder l’IA, son futur et le nôtre.
Pas de définition de la vie
Tout part d’une constatation surprenante (en tous cas pour moi) : dire de façon claire ce qu’est la vie ne fait pas consensus. « Carl Sagan a montré qu'adopter une définition incluant la capacité de manger, de métaboliser, d'excréter, de respirer, de se mouvoir et de répondre à des stimuli extérieurs – des critères qui semblent non équivoques – pourrait pousser n'importe quel extraterrestre arrivant sur Terre à considérer les automobiles comme la forme de vie dominante » explique Sara Imani Walker dans un article traduit par Slate.fr.
Notre guide est astrobiologiste (spécialiste de la vie dans le cosmos), professeure de physique à l’Université d’État d’Arizona, ancienne collaboratrice de la NASA et spécialiste de la dynamique sociale et de la complexité. Sa capacité de puiser dans différentes disciplines lui permet d’ajouter : « La définition très répandue selon laquelle «la vie est un système chimique autonome capable d'évolution comme l'entend Darwin» exclut tous les organismes qui ne peuvent pas se reproduire, car ils ne sont pas capables d'évoluer » les mules et de nombreux seniors si on la prend au pied de la lettre.
Toutes les définitions ayant des exceptions nous risquons de rester bloqués. Mais Walker propose maintenant dans la revue Noema (gratuit en anglais) sous le titre L’IA est vie (AI Is Life) de distinguer ce que l'on entend ici par « vie » (life) et par « vivant » ou « en vie » (alive).
« Par "vie", j'entends tous les objets qui ne peuvent être produits dans notre univers que par un processus d'évolution et de sélection. Être "vivant", par contre, est la mise en œuvre active de la dynamique de l'évolution et de la sélection. » Un chat mort représente ainsi la vie, non parce qu’il est vivant mais parce qu’il n’émerge dans l’univers qu’au travers de l’évolution.
Et les technologies dans tout ça ?
Et c’est là qu’elle nous invite à un grand saut : « Les technologies humaines n'existeraient pas sans les humains. Elles font donc partie de la même ancienne lignée d'informations qui est apparue avec l'origine de la vie. »
Une très longue histoire dont on peut donner une idée en trois temps :
« Les corbeaux n'existeraient pas sans les dinosaures et l'évolution des ailes et des plumes, et ChatGPT n'existerait pas sans la divergence évolutive de la lignée humaine par rapport aux singes, qui a permis à l'homme de développer le langage. »
Les technologies dépendent de connaissances qui sont elles-mêmes des informations émergées de la biosphère et « qui permettent de réaliser des choses qui ne seraient pas possibles sans elles. »
Celles que nous inventons aujourd’hui (dont l’IA) sont l’aboutissement des innovations de la vie dans de nouvelles couches qui permettent l’émergence d’une vie intelligente au niveau planétaire. « Il n'y a pas d'"intelligence" isolée ; ce sont plutôt des écosystèmes complexes de technologies qui interagissent avec la biologie pour créer de nouvelles capacités. »
Technology is life
A la différence d’une cellule, un développeur a une intention quand il produit un logiciel nouveau. Mais les deux ont en commun de reposer sur des processus de tentatives, de succès, d’échecs et donc de sélection, qui opèrent grâce au temps et à la circulation d’informations. Non pas au niveau des individus, mais à celui des « lignées », des filiations collectives.
« Les technologies que nous sommes et que nous produisons font partie du même fil d'information ancien qui se propage et structure la matière sur notre planète » affirme Walker. Le processus n’est pas très différent de celui ayant permis à l’évolution d’organismes multicellulaires de développer la capacité de voir. Avec l’IA, il s’agit maintenant du cerveau (mind) qui, dépassant celui de chacun d'entre nous, étend ses capacités au niveau planétaire.
Et c’est ainsi que, toujours selon Sara Walker et son équipe, « la biosphère devient technosphère. » Traditionnellement conçue comme une émanation de la première, la seconde en est, dans notre conception cartésienne séparée avec pour mission de la conquérir et de la dominer. C’est ça qu’il s’agit de changer. Car, attention, « La technologie ne remplace pas artificiellement la vie, elle est vie (it is life). » dit Walker. Comme nous.
Envoi…
Cher.e.s lectrices et lecteurs de MyrIAdes, il me reste à vous dire pourquoi j’estime que cette approche nous concerne, sans qu’il soit besoin d’être astrobiologistes ni professeur.e.s de physique.
Elle invite, à transformer profondément le rapport, plus ou moins conscient, que nous entretenons avec la technologie. Suivant la démarche cartésienne de la séparation de l’homme et de la nature, nous avons tendance à considérer la première comme quelque chose d’extérieur au monde naturel, à nous. La voir - avec ses opportunités et ses dangers - comme une continuation de l’évolution dont nous sommes, nous-mêmes, les produits est essentiel pour un futur conçu sur la prise en charge et non sur la peur.
Son intérêt pour la vie sur d’autres planètes, voir dans d’autres univers, pousse Sara Imani Walker à se poser des questions sur la nôtre. Elles « se situent dans le futur de notre évolution (in our evolutionnariy future) et pas dans notre passé ».
C’est ce que dit à sa manière l’auteur américain David Brin dans son commentaire : « L'essai de Walker est charmant et apaisant et je le recommande. Mais la "voie" de la vie est souvent sanglante et ignorante et nous ne pouvons pas nous permettre de laisser les gènes tomber où ils peuvent. »
L’évolutions non plus n’est pas un dîner de gala.
Une vue qui nous permet de mieux envisager nos responsabilités et qui vaut aussi bien, de manière différente, pour l’intelligence artificielle que pour l’environnement…
A vous…