Quand le mensonge est le message
La vérité est ce que je dis… ou comment Trump dévoile le secret de la communication et des fragilités de la démocratie aujourd’hui.
Bonjour à vous,
Reprenons la conversation après quelques semaines de silence de ma part. Rien dans ma vie privée n’y a contribué, mais je dois reconnaître avoir été bouleversé par la gravité des événements les plus récents. J’ai beaucoup lu et relu, écouté, vu, tenté de comprendre. Jusqu’à l’exaspération. Comme vous peut-être.
Pour mieux comprendre la tech et l’IA, comment s’en servir et s’en protéger, il me semble essentiel de prendre le temps de la situer dans notre monde qui bouge, pas seulement de son fait. Nous aurons plein d’occasions de revenir sur l’impact du duo Trump-Musk dans ce domaine.
Pour le moment, au cœur de nos multiples crises, on trouve la chronique d’une victoire annoncée contre laquelle les mieux intentionnés, chez ceux qui en avaient les moyens, n'ont rien su faire. Facile à critiquer. Mais vain. Comme de traiter Trump ou les Américains de cons. Mauvaise habitude qui ne mène nulle part.
Et si on prenait le problème à l’envers me suis-je alors demandé. Peut-être a-t-il du génie ? Peut-être a-t-il compris quelque chose qui nous échappe ?
Mais quoi ?
Voici mon hypothèse. Parlons-en. Dites ce que vous en pensez. Par mail ou en ajoutant des commentaires que tout le monde peut lire.
A vite…
Quand le mensonge est le message…
Légions, les arguments avancés pour expliquer le retour triomphal de Trump portent le plus souvent sur le jeu politique : vote des femmes, des hommes jeunes, évolution des noirs et des latino-américains, découpage des circonscriptions électorales ou rôle des médias d’extrême droite, entre autres. Leur nombre même empêche de voir l’essentiel : la variable Trump ! L’homme qui a exploité avec génie (malfaisant de mon point de vue) un secret de la communication : le mensonge comme message.
Une martingale restée longtemps dans l’ombre parce que les élites étaient d’accord pour n’en pas abuser. Ne sert-elle pas aussi bien le monde économique que politique ?
C’est fini depuis qu’un homme sans surmoi a décidé d’arrêter de faire semblant. Un processus mûrement mis au point au fil des années mais que l’on peut saisir en regardant une courte vidéo révélatrice.
Le jour où il a cessé de faire semblant
Imaginez un.e prof qui transforme ses cours en rave parties au lieu d’enseigner mais dont les élèves ont le bac avec mention. Y’a un truc ! C’est ce qui s’est passé avec Trump au cours d’un meeting tenu en Pennsylvanie le 14 octobre dernier. Il faisait chaud. Deux personnes se sont évanouies.
Ça suffit en a conclu l’ex-président en quête de réélection : « Ne posons plus de questions. Écoutons simplement de la musique. Faisons-en une musique (sic). Who the hell wants to hear questions, right? (Qui donc a envie d'entendre des questions ?) »
Ça a duré 39 minutes pendant lesquelles le public s'est remué au son d’Ave Marias et de tubes comme Y.M.C.A tirés de sa playlist de Spotify.
Révélateur ? Pas qu’un peu ! Il vide de sens le meeting, moment sacré (mais vite barbant) de toute campagne politique. Il dit aussi clairement que possible « vous n’avez rien à foutre de ce que je pourrais vous dire et moi rien des questions que vous pourriez me poser ». Ce qui compte c’est d’être ensemble, le reste n’est que billevesée, un mensonge auquel nous ne croyons plus.
Peurs, incertitudes et désaffections
Le bonhomme réussit d’autant mieux qu’il s’exprime dans un contexte de crises multiples et atterrantes pour les Américains comme pour le reste de la planète.
Les États-Unis sont effectivement moins dominants qu’avant. Ce que confirme involontairement le dernier mot du slogan « Make America Great AGAIN ». De quoi inquiéter ceux qui y vivent.
L'accroissement des inégalités fait douter des promesses du système.
La Chine est décidée à reprendre la place de première puissance mondiale. Et les anciens pays colonisés demandent une profonde remise en question des équilibres mondiaux imposés dans le cadre de cinq siècles de domination occidentale.
Des millions (des dizaines, des centaines de millions ?) d'humains voudraient s'installer aux États-Unis, pour fuir des crises économiques, politiques ou climatiques. Trump a si bien compris cette dernière qu’il la nie avec l'espoir que sa réalité alternative sera suffisante pour dissuader. Doux rêve mensonger, comme sa promesse « d’arrêter les guerres ». Promesse-mensonge évidente.
Trump l’a emporté en ignorant, dans ses discours, faits et réalités tels que nous les concevons. « La vérité est ce que tu dis » lui avait enseigné son mentor, l’avocat corrompu Roy Cohn, véritable héros du film dans lequel le milliardaire de l’immobilier n’est encore que The Apprentice.
Mais l’élève a largement dépassé le maître en appliquant à la vie politique et en le déformant à l’extrême le vieux conseil du poète britannique Coleridge expliquant que, dans tout récit de fiction, le lecteur suspendra volontiers son jugement quant à l'invraisemblance de la narration si l’auteur introduit "de l'intérêt humain et un semblant de vérité". C’est dans tous les manuels de Hollywood pour apprentis scénaristes.
Celui de Trump va plus loin : Adieu le simulacre ! Disons n’importe quoi… ou dansons sans rien dire ! Il accélère ainsi la transformation de la politique en spectacle dont il est le héros avec sa passion et sa réussite comme éléments faisant oublier le reste.
Pire encore, il a compris que la création massive de réalités alternatives - privilège traditionnel des religions, était à sa portée. N’invoque-t-il pas, notamment depuis l’attentat dont il a été la victime, sa « mission divine » ? Une façon d’autant plus forte de créer des liens qu’elle repose toujours sur le « storytelling » les histoires qu’on se raconte ensemble et qui, de ce fait créent des liens comme l’explique le sociologue Hartmut Rosa dans son surprenant livre La démocratie a besoin de religion.
Dans un tel contexte, les explications traditionnelles ne suffisent pas pour expliquer le raz de marée porteur du futur président. Même la perte croissante de confiance dans les institutions, la désaffection chez les plus défavorisés. Et même le fait que la gauche molle ne résout pas leurs problèmes économiques « de classe », alors que ses élites s’en éloignent sur les sujets appelés « culturels » aux États-Unis comme le changement climatique, le « care » ou la défense des groupes marginalisés.
Restait à en profiter.
La recette
Deux livres nous disent tout ce qu’il faut savoir. L’un sous forme de roman et l’autre d’essai : Le mage du Kremlin et Les ingénieurs du chaos. Tous deux du même auteur Gerardo da Empoli, l’Ottolenghi de la cuisine politique d’aujourd’hui. A lire.
Contentons nous, aujourd’hui, d’une recette express et commençons par ce que nous n’avons pas envie de reconnaître, un peu comme l’épluchage des légumes :
Tout indique, y compris un fascinant entretien accordé à Playboy en 1990 (confirmé par The Apprentice), qu’il est très intimement convaincu que le reste du monde abuse de l’Amérique (je préfère dire États-Unis), que celle-ci doit réaffirmer sa puissance et que pour avancer il faut être tough (dur, fort, coriace), voir brutal, et gagner sans la moindre considération pour tout ce qui casse.
Depuis sa position de mogul, il sait aborder ce que l’on appelait jadis en France le « petit peuple », donner l’impression de le bien traiter, de l’écouter vraiment. Il utilise sa richesse pour donner l’espoir de réussir à ceux-là même qui n’y parviennent pas.
Son talent personnel s'appuie sur une longue pratique de la communication.
Il montre depuis ses premiers combats dans l’arène new yorkaise que : ni la dénonciation de ses mensonges ni les révélations sur ses turpitudes n’ont le moindre impact sur lui. L’important est qu’on parle de Trump. Une leçon archi-connue que les médias classiques, grands contributeurs à son succès n’ont pas comprise, ni en 2016 ni, ce qui est plus grave, en 2024.
Il a forgé sa compétence en s’adaptant à toutes les formes en vogue au cours des 30 dernières années : tabloïds au moment de la construction de sa Trump Tower, télé-réalité, Twitter très tôt et, au cours des derniers mois, les podcasts conversationnels sans questions embarrassantes mais avec une très forte audience.
La recette de Trump lui permet de se libérer à la fois du vieil adage de McLuhan selon lequel le médium est le message et de celui de Roy Cohn lui inculquant « la vérité est ce que du dis ». Elle repose sur un un raisonnement à la fois audacieux et simplissime : les mensonges deviennent vérité, quel que soit le médium, du moment qu’ils provoquent des émotions. Regardez, si vous ne l’avez pas encore fait, la vidéo insérée plus haut.
Chaud devant… les risques
La répétition de son succès invite à s’interroger. Et si la tromperie, pour ne pas dire le mensonge, était la réalité de la communication (sa vérité ?). C’est en tous cas ce qu’elle véhicule trop souvent, comme le révèlent la plupart des publicités auxquelles nous sommes exposés des milliers de fois par jour aussi bien que les promesses si rarement tenues des candidats aux élections politiques.
Pas besoin, ici, de trancher. Une chose semble claire pourtant : qui fait du mensonge son message ne peut s’en tenir à une victoire électorale.
C’est tout un pan de la société qui pourrait basculer. Commençons par une image simple.
« La catégorie du ressenti se superpose désormais à celles de la vérité et du fait. Ainsi de la météo et des mesures de la température qui affichent à la fois le degré vérifié par les thermomètres et le niveau « ressenti » censé intégrer la force du vent » explique joliment le philosophe français et professeur à New York, François Noudelmann, dans son tout récent livre Peut-on encore sauver la vérité ?
Juste avant d’ajouter que « Le gouvernement par les émotions a toujours été la marque des régimes autoritaires, cependant que les démocraties étaient supposées en appeler à la raison des citoyens ».
Presque en écho, le politiste hongrois Balint Magyar explique dans le New York Times, que « le populisme offre une résolution des problèmes sans contraintes morales » alors que « la démocratie libérale offre des contraintes morales sans résoudre les problèmes».
« Trump promet que vous n'avez pas à penser aux autres » ajoute-t-il.
Encore une promesse, un mensonge, qu’il semble difficile de transformer en réalité sans passer à un régime autoritaire, car « les autres » manquent rarement de frapper à votre porte…