Tracteurs, IA et pesticides ≈042
Même les innovations les plus importantes n’avancent que lentement. Dommage, quand on pense que l’intelligence artificielle pourrait réduire le recours aux pesticides dans l’agriculture…
Massifs et lents, les tracteurs qui servent à barrer les routes et à cultiver la terre semblent à l’opposé des intelligences artificielles ultra-rapides et, apparemment, dématérialisées. Mais, ne nous laissons pas piéger par une image simple. Les machines apparues au siècle dernier aident à comprendre comment les technologies les plus nouvelles se répandent et peuvent donner lieu à de surprenantes innovations susceptibles de réduire les tensions entre agriculteurs et écologistes.
On y va ?
Avec un tout petit peu d'histoire pour commencer.
Histoire de tracteurs
Présentés comme une révolution et porteurs de « la libération de l'agriculteur de sa dépendance à l'égard du cheval fatigué » ils promettaient d’être plus économiques que ces derniers. C’était en 1915 dans l’Iowa. L’enjeu était considérable puisqu’au début du siècle le secteur employait un tiers de la main d’oeuvre et produisait 15% du PIB de tout le pays.
La transformation a eu lieu, évidemment, avec la capacité de nourrir plus de gens plus ses inévitables aspects négatifs tels que la destruction des terres de surface. Le nombre de travailleurs agricoles a baissé d’un quart en cinquante ans. Et si la mécanisation a permis une augmentation du PIB d’environ 8% en 1950, les gains de productivité ont mis très longtemps à se faire sentir : 3% environ dans la même période.
Comment expliquer ça ? Parce que les agriculteurs n’ont adopté les tracteurs que très progressivement et ce pour trois raisons pleines d'enseignements :
Les premières versions de la technologie étaient très chères et moins utiles que ne prétendaient les vendeurs du fait de l’incapacité de lever des compléments utiles tels que la charrue par exemple (ça me fait penser au GPT Store qui vient d’être ouvert et permet d’ajouter pleins d’outils nouveaux) ;
Opportunité (si l’on ose dire) circonstancielle, les bas salaires dûs à la crise de 1929 ont permis aux agriculteurs de retarder l’achat de machines dont ils ne savaient encore trop quoi faire (la situation est différente aujourd'hui, mais nombre d’entreprises se disent prêtes à investir dans l’iA par peur de louper le coche sans nécessairement savoir pour quoi faire. Pas un gage d'accélération).
Les exploitations agricoles de l’époque devaient se transformer profondément pour tirer partie de la mécanisation. Pour que l’achat soit rentable il fallait agrandir les terres à travailler ce qui impliquait des négociations souvent lentes avec les propriétaires (la réorganisation de la structure de production est également en question aujourd’hui avec l'automatisation des tâches et le bouleversement des relations de travail qui en découle).
« Quelle que soit la qualité d'une nouvelle technologie, la société a besoin de beaucoup, beaucoup de temps pour s'adapter, » conclut The Economist où j’ai trouvé cette analyse. Prenons cela au sérieux.
L'erreur consiste souvent à ne prendre en compte que l'outil en ignorant son impact sur la société qui s'en sert, le modifie et se laisse modifier par lui. C’est pour cela que l’impact profond de l’imprimerie de Gutenberg a mis 200 ans pour changer l’Europe.
C'est toute la différence entre "invention," une nouveauté qui sort du lab, et "innovation" qui implique introduction dans l'entreprise, le marché ou le tissu social. Elle n'existe pas sans "mise en oeuvre" précise le Manuel d'Oslo de l'OCDE. Dans la vie réelle, c'est elle qui compte le plus, celle qui nous concerne et que nous devons comprendre.
Trois enseignements
Le temps est essentiel mais il n'y en a jamais qu'un seul (nous gagnerions à l'aborder comme "polychronie"). Professionnels et entreprises ont tout intérêt à se dépêcher d'intégrer l'IA dans leurs process car, faute de le faire, ils risquent de se trouver largués. Peu importe si les bénéfices prévisibles ne sont pas évidents à court terme. Il faut être dans le coup sans attendre.
Pour les autres, pour nous, pour celles et ceux qui ont compris que la vague arrive et que s'il faut la "contenir" et l'orienter, l'histoire des tracteurs permet d'aborder de façon plus réfléchie promesses et menaces, de comprendre que ni les unes ni les autres ne vont se matérialiser très vite (cela dépend des situations).
L’accélération est un fait… mais elle concerne la vitesse à laquelle les innovations sont rendues accessibles. Si les coûts peuvent être considérables, comme pour les LLM à la base de l’IA générative, la mise en place est légère puisqu’il s’agit de digital comme le web. C’est un peu comme si pour l’aéronautique on n’avait eu besoin de mettre en place que les fabriques des constructeurs sans se soucier vraiment ni des aéroports, ni des avions…
En clair, si les innovations technologiques pleuvent de plus en plus fréquemment, notre capacité de les accepter, de les encadrer évolue toujours très lentement. Les voitures presque totalement autonomes seront fabriquées bien avant que nous en acceptions la diffusion.
Concret : l’IA pour réduire le recours aux pesticides
Le rapport des tracteurs et de l'intelligence artificielle n'est pas que métaphorique. Les robots agricoles disponibles sur le marché ne manquent pas.
Et les agriculteurs utilisent l’IA dans plusieurs domaines tels que la détection instantanée de la prolifération d'insectes et de maladies aussitôt transmise au téléphone mobile du fermier, ou l’optimisation de l’irrigation.
Peu connue mais dont on devrait parler plus, il y a la fascinante expérience de Substorm.ai, une entreprise suédoise qui utilise l’IA pour détecter, dans une exploitation de concombres, les zones à problème et limiter au strict minimum le recours aux pesticides. Voir aussi Intellias.com.
« Au lieu de pulvériser des pesticides sans discernement sur l'ensemble de l'exploitation de concombres, [des robots peuvent être utilisés] pour appliquer des pesticides uniquement sur les plantes infectées, en épargnant les plantes saines, ce qui permet de réduire considérablement la quantité de pesticides utilisée. »
Google ou ChatGPT : can AI reduce the use of pesticides in agriculture? (La même question en français ne donne pas les mêmes résultats…)