Merci Edgar Morin, mais… ≈041
Guerres, inégalités, environnement, les crises se multiplient à trop de niveaux. La faute à la tech dans un monde dominé obsédé par le profit, dit Edgar Morin. Inversons la proposition.
J’ai lu avec passion la tribune publiée dans Le Monde par le très grand Edgar Morin sous le titre : « Le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée ». Loin de prétendre l’interpeller je voudrais simplement réfléchir avec vous sur cet texte émouvant d’un plus que centenaire qui appelle à la résistance et à la solidarité pour affronter nos malheurs dûs, selon lui, à la science et à la technologie.
La faute tiendrait au fait qu’on les a séparés par des barrières disciplinaires empêchant de penser, de comprendre leurs interactions. Nous sommes ainsi mal armés pour faire face à l’accumulation d’orages qui caractérise cette phase de l’histoire planétaire dont il dit « Nous ne savons pas si [elle] est seulement désespérante ou vraiment désespérée. »
Situant les guerres en cours ou qui menacent, celles qui durent et celles qui s’étendent, dans le contexte de « l’antagonisme virulent entre trois empires : les États-Unis, la Russie et la Chine » il signale que « Les crises s’entretiennent les unes les autres dans une sorte de polycrise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle qui va s’amplifiant. » Voir Myriades : Dynamique des relations ≈032.
La dégradation écologique qui affecte citadins comme ruraux, et aggrave partout les inégalités se doit à « l’hégémonie d’un profit incontrôlé ».
Tout cela est parfaitement vu et clairement dit par le penseur français que je respecte le plus aujourd’hui, notamment pour son travail sur la complexité.
« Progrès scientifique technique »
Mais j’ai des doutes sur sa vision du rôle du « progrès scientifique technique » auquel il attribue « la cause des pires régressions de notre siècle » : Auschwitz, les armes nucléaires, les sociétés de surveillance et de soumission ainsi que les guerres de plus en plus meurtrières.
D’abord je ne crois pas au « progrès » à moins de le concevoir de manière quantique, c’est-à-dire comme une évolution positive et négative en même temps. Comme la technologie qui n’est, selon la formule connue, « ni bonne, ni mauvaise, ni neutre ». Cela dépend de ce que nous en faisons. Pour Morin « c’est lui [ce « progrès »] qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète ».
Tout serait peut-être mieux dit si nous Inversions la phrase : c’est la poursuite « hégémonique » du profit, comme il l’a dit plus haut, qui entraîne la course incontrôlée aux innovations les mieux susceptibles d’enrichir ceux qui les mettent sur le marché.
Nous venons d’en voir l’illustration avec l’affaire Altman, le patron d’OpenAI, à qui nous devons ChatGPT, inoubliable tant elle est révélatrice. Mis de côté par ses associés qui lui reprochaient d’aller trop vite pour gagner plus d’argent, il a été réinstallé avec l’aide de Microsoft qui est, aujourd’hui, l’entreprise la plus riche du monde. La quête accélérée de profit s’est imposée à la prudence dans le développement de technologies ultra puissantes dont on ne mesure pas encore bien les risques qu’elles pourraient nous faire courir.
Une tendance si forte qu’elle donne lieu à la naissance qualifiée de « technosécessionisme » par Chem Assayag dans Usbek & Rica. » Un groupe ayant pour objectif de rendre la Silicon Vallée, voire la Californie indépendante des États-Unis ou de créer des îles indépendantes au large des côtes pour échapper aux quelques contraintes mises par les États.
Edgar Morin a le grand mérite de faire figurer science et technologie à côté des guerres et de la crise environnementale dans la polycrise (l’équation complexe) qui caractérise notre époque. Mais il me semble poser le problème à l’envers. Voyons ce qui se passe si nous permutons les points de sa proposition.
Et la tech dans tout ça ?
Je précise, ça n’est pas la tech qui est la cause de tous ces maux auxquels elle contribue.
- L’intelligence artificielle générative n’est qu’une étape dans l’évolution des technologies inventées par les humains, une étape essentielle car elle entraîne toutes les autres. Tech d’utilisation générale (general purpose technology), elle est, en outre susceptible d’acquérir de l’autonomie.
- Pour ces raisons, elle justifie plus encore que toutes les autres, l’intervention d’autorités étatiques ou inter-étatiques et des humains pour les « contenir » de façon urgente.
- Selon la façon dont elle est prise en charge à tous les niveaux (centre de recherche, entreprises, pouvoirs publics, institutions internationales) elle peut contribuer à réduire certains aspects de la crise écologique mais aussi l’aggraver (énergie consommée par les data centres et contribution à une croissance débridée)
- Bien utilisée elle peut même nous aider à gérer la complexité des polycrises en permettant de suivre les interactions entre les différents éléments qui les constituent.
Edgar Morin termine sa chronique en nous invitant à une Résistance qui rappelle celle à laquelle il a participé contre le régime Nazi. « C’est l’union, au sein de nos êtres, des puissances de l’Eros et de celles de l’esprit éveillé et responsable qui nourrira notre résistance aux asservissements, aux ignominies et aux mensonges. »
Tout cela est indispensable, mais il me semble que nous y parviendrons d’autant mieux que nous saurons intégrer le potentiel positif des technologies que nous mettons au point et des sciences qui les inspirent.
D’où la question qu’il faut toujours se poser « Et la tech dans tout ça ? ». Ne nous a-t-elle pas permis de mieux comprendre, par exemple, l’importance de la Renaissance en intégrant le rôle de l’imprimerie inventée de Gutemberg ?
N’est elle pas, aujourd’hui, la seule force menaçante qui comporte aussi des dimensions positives ?
Vidéo - Compétition et piège de Moloch
Dans The Dark Side of Competition in AI, Liv Boeree, ancienne championne de poker diplômée en astrophysique, présentatrice de télé et mannequin explique comment bien des problèmes liés aux menaces de l’IA naissent de la compétition entre les grandes boites. Liv empreinte sa principale métaphore à la Bible - Le piège de Moloch - quand des parents ont sacrifiés leurs enfants au dieu Moloch dans l'espoir de gagner ce qu'ils désiraient... mais n'y sont pas parvenus. Pas mal pour faire avancer la réflexion avec prudence par rapport aux courses effrénées qui dominent en ce moment.