Philo, tech et guerres au Moyen-Orient ≈058
L’attaque contre les bipeurs du Hezbollah ouvre la porte aux armes de destructions disséminées. Essayons d’en comprendre la portée grâce à Derrida, et à technologie de l'internet et du web.
Alors que la guerre s’étend au Moyen Orient, l’attaque contre les bipeurs marque le début d’une nouvelle étape dans l’histoire des technologies et permet de mieux comprendre le monde vers lequel nous mutons. Surtout si on fait appel à un minimum de philo.
Philosophie Magazine invoque Derrida à propos des explosions de Beyrouth. Son livre La dissémination a été publié en 1969, l’année de l’apparition de l’internet (réseau de réseaux d'ordinateurs) dont les propriétés techniques reposent sur le même principe. Quant au web (réseau de documents), il naît véritablement en 1991. La notion de cyberguerre (affrontement par des moyens digitaux) qui en découle, a germé dans la tête de son inventeur en 1992. Ces trois dynamiques sont à l’oeuvre aux yeux de tous dans les évènements de la semaine dernière.
Une fois déjà, en 1992 à Harvard, j’ai eu l’opportunité d’établir la même connexion philo><tech en écoutant un cadre chargé de la digitalisation pour la chaîne de télé MSNBC dire qu’il fallait « prendre les problèmes par le milieu ». J’ai bondi car je venais de lire Gilles Deleuze et Félix Guattari pour qui ce type de réseau « n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. » C'était dans Rhizomes, image forte et toujours valable qui permet aujourd'hui de mieux comprendre l’efficacité des tunnels du Hamas à Gaza.
De Derrida aux armes de destructions disséminées
Revenons au Liban. Pour Michel Eltchaninoff, auteur de l’article de PhiloMag, cette attaque simultanée en plusieurs endroits à la fois « a remplacé la lourde bombe. Ce mode opératoire — qui vise cependant toujours à provoquer la douleur et la terreur — est une déconstruction de l’acte de guerre massif et localisé ». D’où la référence à Derrida qui explique dans son livre le rôle majeur de la « prolifération », de la « dispersion » et de « l’essaim », mot fort du vocabulaire technologique guerrier.
Les auteurs de cette attaque innovante viennent d’inventer les armes de destructions disséminées sur un grand territoire. Une ère devenue possible avec la généralisation des technologies digitales de connectivité et de l’intelligence artificielle. Ironie sémantique, le concepteur de la déconstruction voir ses théories appliquées pour la destruction.
C’est le moment de rappeler que nous devons l’internet au Ministère de la Défense des États-Unis. C’était, au départ une conception défensive reposant sur la création d’un système disséminé, non hiérarchisé de communications en réseaux.
L'internet et le web réalisent la dissémination
Petit rappel préalable, l’internet est un réseau de communication entre ordinateurs alors que le web permet d’établir des connections entre pages virtuelles. La logique de fond est à peu près la même appliquée à des objets différents. Je m’en tiendrai ici au web dont nous sommes conscients de faire l’expérience quotidienne.
Un des livres les plus simples et les plus éloquents sur notre sujet a été publié en 2002 par David Weinberger sous le titre Small pieces loosely joined (accessible gratuitement en anglais) dans lequel multiplicité et dissémination sont élégamment invoquées en bien peu de mots.
Il y décrit le web comme une « fédération peu structurée (loose) de documents » opération, ajoute-t-il qui se reproduit « dans presque toutes les institutions qu'il touche. » Il change surtout « notre compréhension de ce qui permet aux choses de s'assembler ». Aux choses et aux gens.
Ainsi l’attaque contre bipeurs et walkie-talkies est une mise en oeuvre, une sorte de passage à l’acte guerrier du concept derridien de dissémination et du rôle joué par le web et l'internet sur les institutions qui s'en servent.
La cyberguerre est à la une de nos médias. Elle n’est pourtant pas toute jeune.
La cyberguerre de John Arquilla
Ancien « marine », John Arquilla est professeur à l’École Navale Supérieure de Monterey (Californie), gérée par la US Navy. Je l’y ai interviewé pour la première fois en 1999. L’article est paru dans Le Monde sous le titre Les doux penseurs de la cyberguerre.
Inventeur, en 1992, du terme « cyberwar » il a d’abord mis en avant, avec son collègue David Ronfeldt, l’impact des communications digitales sur les formes d’organisation et le fait qu’elles favorisent les petites entités agiles et connectées dont la forme d’action la plus efficace est le swarm ou essaim : regroupement flash (suivi de dispersion aussi rapide) pour une action précise.
Sous le titre Bitskrieg, Arquilla a publié en 2021 un ouvrage résumant ses positions sur la « révolution dans les affaires militaires ». Le terme utilisé dans le titre devant remplacer, à l’ère informationnelle, le vieux blitzkrieg de l’ère industrielle, la guerre de mouvement utilisant les technologies modernes de déplacement dont les Français ont fait la découverte sur les bords de la Meuse en mai 1940.
Trois ans avant les attaques aux bipeurs il écrivait « Ainsi, le sabotage à l'aide d'explosifs - qui reste une option tout à fait envisageable - peut désormais être complété par des actes de perturbation virtuelle sous la forme de ce que j'appelle le "cybotage". Au-delà des habituelles attaques par déni de service et des divers logiciels malveillants conçus pour perturber les flux d'informations, ou pour corrompre les bases de données, il est également possible d'utiliser des bits et des octets qui causent des dommages physiques à des équipements importants ».
Parmi les règles de ce type d’engagement la plus importante est ce qu’il présente comme un changement de paradigme « beaucoup et petit bat peu et grand ». Nous sommes à l’ère du « beaucoup-petit ».
Cheval de Troie de la dissémination connectée
J’y vois, pour ma part, une conception militaire toute proche de la « dissémination » de Derrida et des « fédérations peu structurées » de Weinberger. Et je note que, comme le philosophe français, il voit son concept renversé dans l’action, et c’est peut-être la partie la plus signifiante de l’offensive bipeurs. Particulièrement efficace parce que disséminé, l’essaim peut-être affaibli par qui a les informations et les outils permettant d’attaquer toutes les « abeilles » d’un coup. Ou, si vous préférez une autre image, visualisez l’attaque aux bipeurs comme un « cheval de Troie des temps modernes » consistant à infiltrer les attaques dans les poches de milliers de personnes connectées plutôt que d’avoir recours au débarquement surprise d’une unité massive. Sans oublier qu’en ces temps de complexité dominante, ceux qui en ont les moyens optent pour des solutions hybrides, détruire les réseaux par le bitztrieg et les hiérarchies par le blitzkrieg.
Précisions d’usage général :
Le Hezbollah a parié sur la « low tech » pour échapper à la supériorité israélienne. Il s’est fait rattraper par l’hyper technologie. La leçon mérite réflexion.
Dans tout conflit, il est déterminant de posséder ce qu’Arquilla appelle « information edge », une marge informationnelle d’avance sur l’autre. Elle permet notamment la précision contre la dispersion aussi bien que les attaques ciblées comme celle ayant éliminé, samedi, une partie des dirigeants de l'unité d’élite de l'organisation libanaise. Cela vaut sans doute pour toute relation un peu tendue.
Mais ça ne suffit pas.
Selon le NYT « amis et adversaires d’Israël » voient le pays comme « technologiquement fort et stratégiquement paumé ». Beaucoup d’infos, mais aucune vision de comment sortir de la guerre. Tout indique même que le gouvernement en place, au lieu de chercher à y mettre fin, est en train de déclencher la généralisation des affrontements.
Comme l’explique Yuval Noah Harari dans Nexus, son dernier livre, les mythes notamment religieux, sont le meilleur ciment social. Ça marche pour toutes les forces en présence dans ce conflit quelles que soient les technologies auxquelles elles ont recours et, peut-être, parce que la philosophie est le cadet de leurs soucis.
Une analyse de la nouvelle guerre de qualité fine qui pourrait s’étendre à l’espace civil du quotidien en paix . La sécurité des transports par exemple est en jeu, l’usage de l’ordinateur du quidam également etc Vivons-nous dangereusement au quotidien désormais ?
Très intéressant. Mais un petit préambule pour rappeler que cette opération a tué et blessé des centaines d'innocents aurait été le bienvenu. Cela aurait donné un ton moins détaché à l'article qui fait penser à la une du Monde d'août 45 qui surtitrait "une révolution scientifique" au dessus de leur manchette sur Hiroshima...