Souveraineté m’a tuer ≈065
Le terme a la vie dure dans le discours politique. Mais que de crimes sont commis en son nom. Et Trump n’arrange rien. Prenons nos distances.
Bonjour,
Je commence cette chronique avec un petit sourire jouissif. Elle me permet en effet de m’en prendre « en même temps » à Marine Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon tout en égratignant Monsieur Macron soi-même.
De quoi s’agit-il ?
Du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA) qui vient de se dérouler à Paris.
Mais pas sous l’angle de la tension (trop souvent binaire) entre l’innovation sans frein et contrôle politique voir sociétal. Sous l’angle de ceux qui en font une question de « souveraineté ».
Commençons par deux citations tirées de tribunes écrites par les deux leaders politiques évoqués plus haut et publiées le même jour (8 février) par Le Figaro.
« Le cœur des questions posées est dans la souveraineté sur les données et les usages qui en sont fait. »
« Avec une ambition politique forte, fière et souveraine, la France saura être à la hauteur du défi de l’IA. »
Je vous laisse deviner de qui chacune provient…
C’était clairement l’un des thèmes au coeur des discussions, notamment à propos de défense comme le montre Marion Moreau sur Hors Normes.
Mais le coeur de mes préoccupations dans ce post est le mot lui-même. Qu’on l’utilise encore me choque.
Un terme choquant et dangereux
Adjectif, le terme « souverain » désigne, selon le Robert online, celui ou celle « qui est au-dessus des autres, dont le pouvoir n'est limité par celui d'aucun autre » alors que le nom désigne un « Chef d'État monarchique ». C’est encore le cas deux siècles et demi après que la Révolution de 1789 a « tranché » la question du Roi de France, et transféré la notion au peuple alors menacé par d’autres suzerains européens.
C’est pourtant clair. « Souveraineté » semble être apparue sous la plume de Jean Bodin dans un livre publié en 1576 (il y a quatre siècles et demi) pour poser les fondements de la monarchie absolue.
Notion abstraite, elle est souvent invoquée pour commettre des crimes concrets, un concept Janus dans lequel Dr Jekyll se fait, une fois de plus, phagocyter par Mister Hyde.
C’est le cas quand l’Europe, ou la Chine, ferment leurs frontières pour se protéger de l’immigration ou de la Covid sans discuter des torts créés, quand Poutine l’invoque pour envahir l'Ukraine en prétendant qu'elle menace la Russie, quand Maduro (il n’est pas le seul) refuse tout observateur international pour mieux voler des élections. Et Trump ne fait pas mieux quand il lance des déportations massives et enferme des immigrés sans papiers dans son ancienne geôle pour terroristes. Il fait pire quand il menace d’étendre la « souveraineté » des États-Unis, au Canada, à Panama ou au Groenland.
On peut même,en dire, comme l’a écrit Yves Lacoste à propos de la géographie, qu’elle Sert, d’abord, à faire la guerre, qu’elle relève d’un discours idéologique masquant l'importance politique de toute réflexion sur l'espace. Ville ? Région ? Pays ? Qui veut se faire une idée des dynamiques en jeu doit ajouter à la prise en compte des « frontières » les flux qui transitent sur les routes, voies ferrées, lignes maritimes, pipelines et câbles sous-marins, entre autres.
Mais, quoique j’en rage, le terme est là. Il est ressenti comme essentiel par beaucoup, qui se sentent menacés par ce qui reste de globalisation comme par ces technologies numériques conquérantes dominées par de grandes puissances qui ne nous veulent pas que du bien.
Le piège est dans le mot lui-même : souverain « dont le pouvoir n’est limité par celui d’aucun autre. »
Et si on pouvait s’en éloigner, s’en passer ? Accepter enfin qu’il n’en est pas, qu’il n’en a jamais été ainsi…
Changer de métaphore
Moins chatouilleux sur l’origine du terme, de nombreux auteurs posent le problème depuis quelques dizaines d’année déjà, le philosophe allemand Jurgen Habermas comme le diplomate américain Richard Haas et plein d’autres. Leurs principales positions se déploient autour de trois axes :
Remise en question de l’importance des États-nations aujourd’hui menacés par la puissance croissante des méga-corporations de l’hyper capitalisme;
Interdépendance accrue du fait du rôle croissant des échanges en tous genres.
Multiplication des instances internationales plus ou moins contraignantes.
J’y ajouterais volontiers le rôle croissant joué par la société civile, mais la référence reste le contrôle, ou pas, exercé par des États à l’intérieur de murs.
« Le temps de la souveraineté absolue et de la souveraineté exclusive... est révolu ; la réalité n'a jamais correspondu à sa théorie » avait prévenu, en 1992, Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général de l’ONU.
Peut-être pourrions nous essayer d’autres métaphores inspirées des espaces où l’on cause :
La table ronde (du conseil de sécurité);
La grande salle (de l’assemblée générale);
La hiérarchie est aussi problématique qu’évidente mais, ce qui compte c’est d’y exister, d’y participer. On gagne plus en étant à la table du dialogue et de l’éventuelle coopération qu’en fermant ses frontières.
L’organisation doit, certes, être modifiée pour en étendre la validité. Tout le contraire de ce que fait Trump en semant, à dessein, le chaos planétaire - ne s’amuse-t-il pas à dire qu’il est « cinglé » ? - pour mieux imposer son idéologie de puissance que nous pouvons commencer à décrypter… autour du même terme.
Le souverainiste
Sans affirmer qu’il s’agit de filiation, nous pouvons détecter trois « coïncidences » entre les actions du président américain et des courants de pensée connus.
Ce qu'il dit et fait colle avec la théorie de Carl Schmitt, philosophe nazi. Selon lui « La distinction spécifique à laquelle les actions et les motivations politiques peuvent être réduites est celle entre ami et ennemi ». Simple : au lieu de causer on cogne.
Ça s’insère dans une conception qualifiée de « souverainiste » - nous voici de retour à notre point de départ - des relations internationales. Elle consiste à refuser « tout enchevêtrement de règles ou de normes d'autrui qui pourrait limiter l'autonomie absolue d'un État à agir unilatéralement dans son propre intérêt » explique Nathan Gardels dans le magazine Noéma.
La notion va de pair avec le mercantilisme, théorie économique classique. Si vous êtes comme moi le mot nous dit quelque chose mais rien de précis. Je suis donc allé vérifier.
Il s’agit - la citation prise dans Wikipedia est irrésistible - d’un « courant de la pensée économique contemporain de la colonisation du Nouveau Monde et du triomphe de la monarchie absolue, depuis le XVIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle en Europe ». Elle conduira l’Espagne à l’anémie après la défaite de son « invincible Armada ».
La référence fera sourire celles et ceux qui ont lu mon billet 2034, roman réveil, dans lequel la prochaine conflagration commence par un affrontement maritime.
Nous n’en sommes pas encore là. Mais la logique « souverainiste » de Trump est clairement à l’oeuvre quand il menace d’écarter Ukraine et Europe de la table des négociations les concernant.
Un vrai défi si l’on songe, remarque Gardels dans Noéma, que « L'Union européenne sera la plus désavantagée dans ce nouveau voisinage mondial difficile puisqu'elle est fondée sur la dé-souverainisation de l'État-nation et qu'elle est jusqu'à présent incapable de devenir une puissance significative à l'échelle continentale ».
Rien de lui interdit de le re-devenir, sans renoncer aux leçons qu’elle a su tirer de sa propre histoire, pour s’imposer à la table de toute négociation dont son futur dépend.
Mais quel examen de conscience, quel travail à faire, quels dialogues à engager entre partenaires, et pas que !
Plutôt stimulants il me semble…
Je chéris la souveraineté individuelle et je crains la version politique (le souverainisme) qui s’associe à toute une mouvance et un discours de repli nauséabonds.
(version éditée d'un commentaire sur LinkedIn)
À peu près au moment où tu postais ceci, je déjeunais avec l'ami Jean-Baptiste Piacentino, et nous parlions justement, des défauts de l'expression "souveraineté (technologique mais pas que)".
1 - certains ont vite tendance à confondre souveraineté et souverainisme ;
2 - La souveraineté peut s'appliquer à un État, mais pas à une entreprise, une organisation ou à un individu.
Bref, souveraineté, ça a bien sonné à un moment, le concept est toujours d'actualité, plus même depuis que le chaos s'est installé à la maison blanche. Mais c'est le nom qui pose problème.
Aussi, Jean-Baptiste proposait plutôt "autonomie stratégique", qui couvre le même concept (du moins je le pense) sans en avoir les inconvénients. À utiliser à la place de "souveraineté" dans le futur ?