Trouver l’IA sur la plage
Ce n’est pas l’IA qui va « manger le monde », mais ce dernier qui l'absorbe. Bonne nouvelle.
Autant y aller franco… Marc Andreessen, un des investisseurs les plus puissants de Silicon Valley, se trompe (et/ou nous trompe) quand il proclame - c’est devenu le mantra de toutes celles et ceux qui s’intéressent au sujet - que « le software, » puis que « l’intelligence artificielle va manger le monde ».
Nous assistons, au contraire, au fait que le monde est en train de digérer les deux. Je crois vraiment que c’est important.
La vraie place de l’IA
Commençons par une question embarrassante (pour moi) : et si je m’étais trompé en choisissant « Ce truc change tout » comme titre de mon premier billet pour Myriades ?
Jolie, cette formule marketing (qui a fait la fortune de l’iPhone) n’aide pas vraiment à comprendre ce qui se passe depuis deux ans (apparition de ChatGPT).
Que l’IA et les technologies de l’information (on ne peut les séparer et quand je dis « IA » c’est à ce duo que je me réfère) chamboulent un peu tout ne fait pas de doute.
Je persiste et signe.
L’erreur pourrait bien se trouver dans le fait que je donne l’impression de mettre le « truc » en question au centre des multiples mutations qui nous emportent. Et là, j’ai des doutes. Me serais-je laisser embobiner par le discours dominant chez les technophiles ?
Clairement.
Car, si elle est toujours présente quelque part, l’IA n’est pas toujours au premier plan.
Elle participe aux mutations planétaires, les accompagne, les amplifie, mais n’est que rarement - encore - la cause de quoi que ce soit d’essentiel sur le temps long.
Le livre n’a pas créé l’époque
L’IA contribue au développement de la médecine, de la politique, de la guerre. Mais ce sont les changements sociaux, climatiques, culturels, économiques et politiques de nos sociétés qui comptent le plus.
Ou, plutôt, leurs inter-actions.
C’est vrai pour toutes les technologies.
Prenons un exemple passé : l’invention de Gutenberg a facilité la circulation des critiques du catholicisme mais n’a créé ni la Réforme ni la Renaissance, auxquelles ont contribué tout autant les « découvertes » de Copernic, Galilée ou Colomb et, plus encore, les mutations sociétales de cette période.
Accélérateur de l’extension du phénomène dans le temps et l’espace, le livre n’a pas créé l’époque.
On gagne toujours à prendre en compte les composantes technologiques des évènements, mais c’est aux inter-actions (bis repetita…) entre les différentes dynamiques qui les utilisent qu’il faut prêter le plus d’attention.
Un emmêlement de crises
J’ai du mal à croire, à accepter, que le plus important aujourd’hui - comme le laissent entendre trop d’informations récentes sur l’intelligence artificielle - soit d’être au courant des mille recours d’Elon Musk, Marc Andreessen et le gang des algorithmes et de la data, pour gagner encore plus de milliards.
Même leurs incertitudes sur la meilleure façon de pousser leurs technologies au maximum ne me semble pas concerner directement les non-professionnels.
Il est un sujet, par contre, auquel nous gagnerions tous à consacrer plus d'attention : l’emmêlement de crises planétaires risquant de dégénérer en violences et destructions paroxystiques.
C’est là, il me semble, que l’avenir se joue le plus sérieusement. Là que nous pouvons trouver les motivations (purpose en anglais) les plus fortes. Là qu’il convient de faire attention au rôle joué par l’IA et ceux qui l’utilisent comme levier de puissance. Là que comprendre pour anticiper prend tout son sens.
Dès 1976 Edgar Morin a tenté de lancer la « crisologie, » néologisme rugueux mais clair. Pour avancer, il a développé la notion de « polycrises » (Dynamique des relations ≈032) remise en usage récemment par Adam Tooze, professeur à l’Université de Columbia qui précise :
« Une polycrise n'est pas seulement une situation où l'on est confronté à des crises multiples. Il s'agit d'une situation telle que […] le tout est encore plus dangereux que la somme des parties » en raison des inter-actions entre ces différentes sources de tensions, voir de conflits, voir de guerres.
Prenons deux exemples :
La crise ukrainienne a facilité le renversement d’Assad, qui relance à son tour les appétits de Daesh sur la Syrie, la montée des tensions entre le gouvernement turc et les Kurdes, l’appétit de Netanyahou pour le Golan et pourrait transformer le pays en nouveau trou noir attracteur d’instabilités armées.
La crise climatique entraîne une extension de l’ère géographique favorable aux moustiques et donc des victimes potentielles de la malaria ou de la dengue (500 millions de personnes supplémentaires en 2050 selon certaines études). A l’inverse - les crises sont aussi des opportunités disent les chinois - elle pousse certain.e.s d’entre nous à augmenter leurs consommations de fruits et de légumes ce qui est bon pour la santé.
L’IA peut-être utile (pour prévoir certains développements météo par exemple). Mais nous ne pouvons pas lui faire totalement confiance.
Inter-actions…
Nous avons besoin de prendre un peu de distance, de la regarder sous un autre angle. Nous avons besoin d’une théorie, d’un outil conceptuel permettant de mieux gérer l’outil technologique.
Il existe.
C’est un domaine scientifique encore relativement peu connu et passionnant à explorer, celui de la complexité. Un mot dont il serait dangereux d’avoir peur.
Mais ça veut dire quoi, concrètement ?
Le plus simple (sic), pour commencer, consiste à distinguer « compliqué » et « complexe ».
Mon premier désigne un ensemble de composants, nombreux mais connus, dont les relations (explicables dans un livre imprimé) sont prévues. Un avion par exemple.
Mon second nomme un ensemble d'éléments inter-agissant sans coordination centrale, sans plan établi par un architecte, et menant spontanément à l'émergence de propriétés nouvelles. Il est fréquent de résumer la notion en disant que, dans un tel cas, le tout est supérieur à la somme des parties (voir Tooze, plus haut).
C’est pas faux, à condition de bien comprendre qu'inter-actions et émergence impliquent des processus dynamiques. Une cellule, un réseau social ou des inter-actions algorithmiques, par exemple.
IA et complexité apparaissent ainsi comme complémentaires.
Enfin la plage…
Petit exercice, plutôt agréable… pensez à une plage… espace de rêve, mais aussi de vie et d'inter-actions.
Chacune à son niveau, l’IA et les sciences de la complexité peuvent vous aider à mieux la comprendre. Question - littéralement - de granularité.
« L’échelle macro est significative pour nous. L'échelle micro est significative pour l'IA » explique Helen Edwards sur son site Artificiality. L’IA peut trouver dans les grains de sable - aussi nombreux que les données qu’elle traite - des motifs liés à la géologie locale ou à l'impact écologique des vagues et des tempêtes sur le microbiote du sable.
Prêt à oublier plantes et vie animale, un être humain s’intéresse plus facilement à la présence des surfeurs, des familles, de celles et ceux qui sont là pour simplement bronzer, peut-être en lisant. Des réseaux sociaux y émergent à partir de relations très simples entre individus comme entre potaches d’un même bahut ou un simple flirt amorcé la veille.
L’accès à une « IA du sable », permet aux humains qui comprennent les inter-actions de l'écologie, de la géologie, de la météorologie et de l'activité humaine de se concentrer sur les processus donnant lieu à l’émergence de propriétés nouvelles dans différents domaines.
Cela pourrait bien être le type de connaissances dont nous avons besoin pour dégager les chemins les moins scabreux entre toutes ces crises.
Tourbillonnantes, elles ne vont pas disparaître d'elles-mêmes. Notre appétit pour les bonnes nouvelles ne sera que mieux satisfait si nous faisons l’effort de les comprendre, si nous avons le courage d’en parler.
J’y reviendrai donc…
En attendant, je vous souhaite des fêtes joyeuses, aimantes et chaleureuses…
Bonjour, la complexité !
Tant de preuves d'insuffisance autour de ce mot ! Tant de livres ! Y compris d'Edgar Morin. "La vie de la vie", par exemple. ...
Et quel plaisir de retrouver votre plume sur Substack! Bonnes fêtes